5 – le voyage est dans le ventre

Je n’ai pas gardé souvenir de l’étrange déflagration interne quand j’ai commencé à perdre le ventre. A chaque spasme, les toilettes, le corps plié, les bruits du liquide, la perte d’eaux, de selles, de sang. Perdre la vie, vissé aux toilettes. De temps en temps la peur soudaine. Vous avez probablement été empoisonné, me dit l’infirmière. Les prises de sang s’enchaînent, on ne décèle rien de grave, il est possible qu’il y ait quelque chose. Une forme d’infection qui ne veut pas dire son nom. Je retourne en mémoire dans un cours ancien sur les humeurs. La mélancolie, humeur jaune, ou grise peut-être. Un excès de néons, de projecteurs, de paillettes ? dis-je en riant. Les médecins aux longs manteaux évitent ma chambre : je suis peut-être contagieux. Votre corps réagit comme sous l’emprise du virus Ebola, mais sans la fièvre. Oui, je perds mon ventre, sans perdre la tête, sauf quand j’ai peur. Le déclic du cœur, l’accélération brutale, paralyse les jambes, les genoux, les chevilles, les crispations de la nuque et des doigts, comme la grippe attaque les articulations. Ce soir-là, je n’en pouvais plus de cet isolement forcé, de ne pouvoir confronter ma parole aux oreilles mécontentes de l’autre, les soignants devenus presque moi tout à fait, même si la gentillesse des infirmières, leurs bouches et leurs oreilles, m’écoutent un peu, monologuent aussi sur leur état de fatigue, leur désir de vacances, la mer qu’elles n’ont pas vue depuis des lustres, des lustres et des paillettes, et puis danser, tourbillonner, aller dans un thé dansant, elles m’emmèneraient avec elles si elles pouvaient. Franchement. Et puis ce soir-là, la solitude à pleurer, la tête enfouie dans l’oreiller, je disparaitrais complètement que personne n’en viendrait un jour à me réclamer, pas un seul ami suffisamment proche, la famille invisible, sauf mon employeur quand même, qui me sucrerait mes primes pour se venger, sans considérer ma disparition. J’erre dans les couloirs, je glisse, mes pieds en patins de glace, en saisissant la rampe accrochée au mur du couloir, il me faut louvoyer comme un chat qui tord le corps contre une jambe, je me hisse le long du mur, mon épaule est un corbeau sur son ombre. Il doit être vers les une heure du matin. Des murmures s’échappent de la salle au fond du couloir, personne ne sort de là, juste des chuchoteries dans un carré de lumière. En longeant le dressing dont la porte entrebâillée pousse une odeur de lessive, il me vient l’idée de dérober une blouse blanche, de changer de corps, de visage, de ventre. Délesté de mon pyjama, je descends les escaliers de service et prends le parti de dévaler les marches jusqu’au sous-sol. Une musique de fond se fait entendre, je m’oriente vers une salle faiblement éclairée qui laisse des faisceaux battre les tempes comme une ampoule qui claque, un courant discontinu. J’entrouvre la porte et rentre dans une fête embrumée de blouses blanches et chaussons plastiques, les coupes de champagne sont des verres de cantine remplis de vin blanc, sorte de chardonnay pétillant, chacun parle en soi, effacé dans le brouillard, les lèvres bougent et les yeux se répartissent dans tous les coins de la pièce, personne ne se fait face, la fumée inodore et douce remplit la musique, une légère chose qui enfle l’air, ample et rythmée, funk et soul, sans vocales, répétitive. Une femme m’attire contre sa hanche et m’emporte à l’extérieur, « tu fais partie de la fournée qui prend la route ? » , oui peut-être je lui réponds, je ne sais pas encore je n’ai bien réfléchi à ça, « allez viens, au moins le plaisir d’être ensemble, un truc hors-normes, on se trimbale !». Le bus arrive sur les six heures, on embarque tous et le conducteur en éteignant les lumières du plafonnier décide du grand départ, je me retourne sans arrêt, je rentre dans les visages quand tout le monde s’est affalé sur les accoudoirs, groggy par la fatigue et l’alcool. Dans quelques jours, si nous avons accepté la déflagration des angoisses, pris le temps d’accueillir la violence du jour sans se laisser dissoudre, si nous avons décidé de partir pour partir, un sourire battant vissé au ventre, nous arriverons à l’hôpital international de la banlieue de Kiev.

Mais il fait si froid. Le corps replié dans le ventre.

Il paraît que là-bas, ils laissent la musique tourner en continu.  

1 thoughts on “5 – le voyage est dans le ventre

  1. Quelle puissance évocatrice dans ce texte, et tout le hors champs qui crée l’étrangeté pour le lecteur… ! Merci.

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