Il aura été là

Il est à sa place habituelle, le banc délabré de la place de la gare, un banc qui donne sur la ville, qui donne sur un carrefour et le vacarme du carrefour, les voitures de toute la ville convergent ici, ne s’arrêtent jamais, brouillonnent et larguent leur tonne de kérosène, et lui il regarde, il est brun de la tête aux chaussures, il a le diable au visage, la peau burinée des arpenteurs, il ne bouge pas, comme d’habitude, entouré de ses sacs plastique perforés, défoncés, crado, dont on ne perçoit même plus la marque, ses guenilles dépassent de son gros manteau, ses mitaines de l’ancien siècle, il n’a pas un rond, sa tête fait un petit mouvement d’horloger, donnant toujours l’impression d’avoir trop bu, d’ailleurs la bouteille est encore à ses pieds, il ne demande rien, et quand on zoome sur son visage, on ressent une espèce de choc, un truc qui va pas avec le reste, surtout parce que le vent taraude et qu’il fait drôlement froid, alors on le regarde encore, et d’un coup ça nous arrive, on s’arrête net, on le fixe, on ressent ça, ce qui surgit sur le banc comme un orchestre, parce que l’homme, en face de nous, il a l’air heureux. Heureux comme un homme, heureux comme un diable. Il aura peut-être trop bu cette fois et se sera détaché comme décalcomanié du bruit et de la fureur, il aura passé sa journée à se remémorer les bons moments de sa vie, quand il était tout petit et que sa mère était encore à le border en racontant plein d’histoires, il en aura inventé une de bonne histoire qui fait sourire, un sale gosse lui aura refilé un bout de champignon hilarant juste pour voir l’effet que ça fait sur le vieux, il aura appris dans un hôpital qu’il n’en aura plus pour longtemps et qu’il aura tôt fait de goûter le substantifique jus de l’existence, il aura reçu une lettre d’un très ancien copain, une lettre envoyée à l’adresse d’un autre, qu’il aura récupérée deux ans plus tard et qu’il aura lue avec tellement d’émotion, il aura partagé un bout de banane avec une petite dame âgée, qui, en échange, lui aura donné un billet de train pour Quimper, le sud du monde Quimper, parce que là bas c’est clair il fait nettement meilleur, il aura reçu un joli sourire de compagnie, il aura réussi à se débarrasser de ses poux et sans poux la tête c’est quand même plus léger, il aura vu plus clair d’un coup, il se sera trouvé bien, sans poux, il aura rencontré un chat errant, qui lui aura raconté en langage ronron tous ses déboires et ses malchances, ils auront pleuré ensemble, et là vraiment ça fait du bien de pleurer, il aura raconté sa mère et la mort de sa mère, il aura raconté son fils et la mort de son fils, il aura pris avec lui la bête et ils auront fait tout le tour de la place de la gare, il aura reçu alors quelques provisions par des gens touchés par la compagnie des chats, par le spectacle de l’homme titubant avec son chat, il aura même reçu en passant un jeu à gratter, et puis il aura gratté sans savoir, et il aura gagné dix euros c’est sympa, dix euros ça fait presque trois bouteilles, ça aura fait des kilos de rêves trois bouteilles, des monologues tout seul, à écouter la musique qui sera sortie toute chaude du pub qui aura invité deux musiciens, la musique aura pris sur lui alors que c’est pas évident, que la musique prenne quand on souffre tellement, il aura divagué sur les solos de guitare, il aura chanté pour la première fois de sa vie. Ben moi je t’aurai dit, c’est pas ça qui l’aura rendu si heureux ce jour-là, c’est pas ça non le petit air qui fait plisser les yeux, qui ouvre la bouche, qui attend dans le visage, c’est même pas les bateaux qui glissent derrière la gare, il les regarde même pas les bateaux, puisqu’il regarde le carrefour, et tout le vacarme des routes qui tournent et retournent l’estomac, non tu vois, ce que tu sais pas, ce que ce sera peut-être – la pluie. La pluie qui aura pris le temps de descendre sur la ville, la pluie fraîche, pas salée comme la mer, la pluie pressée de couler comme un gosse que tu peux pas tenir, la pluie qui fait bouger le sang, un vrai tintamarre de pluie qui te bazarde une sacrée envie de fuir sous un porche, de bouger ton corps, de courir t’abriter quelque part, de trouver une solution de repli, une solution contre la pluie, une pluie qui te grise, qui t’atmosphère, qui te délave, qui transparence, qui t’amourache de toi perdu, de toi foutu, un récipient, tordu tout noir sous la flotte, et mieux, parce que la pluie, ça aura fait un temps – une habitude à vivre.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *