La gare de Morlaix

On n’imagine pas cette noirceur de pierre, peut-être ai-je oublié jusqu’au moindre réveil des couleurs, mais là je n’ai plus souvenir que de ces nuits d’arrivée, peut-être vingt-trois heures, à attendre sous la pluie la petite 4L qui doit nous rechercher au bord, un bord de trottoir juste devant la gare, elle est simple et droite, comme une gare peut l’être de sa simplicité grave et droite, cette pluie dégouline du granit noir et la nuit fond dans la ville, un sucre noir, on n’y pas refuge, c’est comme un hors-centre, un tourbillon qui fait qu’on reste au bord, elle gagne la mémoire par ses odeurs de pluie mêlées au granit, un peu comme une sphère où gicle le charbon, j’y plonge les mains, mon visage trellé de boue, la malice de ce désordre noir coule par la bouche, et je sens confusément que je dois tout à cette gare, le regard qu’elle fait, mon émotion à revoir ma mère, et puis ma sœur qui m’attend dans la voiture à l’arrière, cachée derrière de grandes toiles, parce qu’elle allait à Morlaix pour acheter des toiles tendues comme des catamarans, et puis on ne repartait pas, on parlait on parlait, on vidait nos sacs, on se rencontrait enfin.

Aujourd’hui, descendre à Morlaix devient acouphène de lumière, je recule un peu, j’observe la ville blonde et bondée en cette rentrée d’avril, majestueuse dame de cidre, elle présente ses flancs qui tombent sur les cuisses, descend jusqu’au bras de mer, la giclée de lumière si fraîche et délavée a tamisé la pierre, je n’y revois plus l’ombre de l’enfance, son soleil m’assomme, et tout le monde y mange, des crêpes et des clairières, des crevasses de longs bignous, je ne vois plus la pluie, sauf peut-être une simple pellicule acide et gaie, un trait au couteau sur l’angle d’un immeuble, juste un trait qui simule la luisance, « un jour de pluie et de brouillard… je traîne un peu, mais trop tard… » cette envie de chanter, de boîter par les ruelles, les pavés sont tachetés de lierre et de lichen sec, ça craque légèrement sous les chaussures, peut-être les pierres ont-elles soif… j’aimerais les humidifier légèrement comme on assouplit un palimpseste qui s’est cassé… comme à Roscoff, avec la mer par-dessus bord. Où les trains font terminus.

Demain je le ressens, la trajectoire des souffles, le granit décompensé, un vieux réveil de la nature, demain je le ressens, l’ardoise nette est de travers, j’hésite, je me dilue, je sais qu’ici vivra encore un saxophoniste américain, parce qu’il n’en pouvait plus de Paris, parce que c’était infernal Paris, alors qu’ici, cette odeur de terre, on peut s’isoler pour frémir, écouter les bruyères, les chats modernes, les petits presbytères, les herbes grasses sous les nuages, denses, denses. Demain, c’est déjà les étoffes colorées d’un festival : gloire aux lisières, les geais volants, ton air ton air, oh que c’est beau tous ces tableaux, et le tempo s’enfièvre à ton passage regarde, tous ces colliers les longues jupes, les seventies aux yeux défaits, bracelets secrets qui penchent dirling dirling, ô ta prière de musique dans ta douce cacophonie, les poètes sont passés, gloire à Tristan Corbière ! tu sais si bien le lire et le transcrire dans tout ce que tu vois, gloire à Tristan, dessine-moi deux oiseaux rouges, les gestes se déploient, c’est une danse antique sur un doux air de flûte, fais les bras sud et les bras serpents, la pierre déjà s’est totalement évaporée.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *