1 – Choses qui nous manquent (2)

L’odeur de ses pompes était pas reluisante. De ses fringues non plus d’ailleurs. Il n’était pas sale, inimaginable pour Alex de ressembler à un clodo, ça non. Juste que, habiter chez cet homme si gentil, même si c’était bien mieux que d’être dehors, c’était pas la solution, et il le savait bien.

Et l’odeur était toujours là, celle de la rue, des heures à trainer dans la ville pour passer le temps, à stagner devant le carrefour express de la gare d’Evreux pour récupérer un peu d’argent des badauds, surtout les vieux, qui le voyaient là sans rien.

C’était pas prévu tout ça, pas ça du tout qui était prévu, non. Alex repensait à ce qu’il avait imaginé de là-bas, à Fier, Albanie, son pays de toujours. Son pays de sang, où tout s’était écroulé en si peu de temps. Plus de boulot, plus de chantiers agricoles. La crise, plus de bus pour ramasser les ouvriers qui se rendaient par dizaines sur les champs albanais, italiens, grecs. Tant de bras nécessaires jusqu’alors pour cueillir de quoi remplir les avions vers l’Europe de l’ouest et plus loin encore.

Et maintenant, tout seul ici comme un con, il repensait à tout ça… A sa femme, ses enfants, le rêve de la Normandie comme une nouvelle Amérique. Il repensait à ce moment où ils avaient pris la décision du départ, et à tout ce qu’il quittait alors sans le comprendre encore. Il revoyait l’épicerie où sa belle Anila travaillait, le soleil si chaud devant la vitrine quand il l’attendait à la fermeture. Il trouvait désormais si beau le chemin longeant la mer pour arriver au village familial, il entendait les cris des enfants qui courent partout, il se rappelait de l’odeur précise de la soupe aux légumes et au lard de sa mère, toujours en train de cuisiner quelque chose. Ce qui lui manquait encore plus, c’était le sourire de Rebecca, sa fille adorée, affichée sur son doux visage adolescent quand il rentrait de longues tournées de travail agricole. Il se rappelait aussi de sa fierté quand son fils Medlin avait passé son permis de conduire, et de ses oncles qui avaient voulu constituer un bas de laine pour espérer bientôt acheter une petite voiture d’occasion. Il avait envie de sentir dans sa bouche le goût du pain aux olives, la fraicheur du lait fermenté, le sel de la viande rôtie au feu, tous ces goûts de chez lui qu’il ne retrouverait pas ici, il en était sûr.

Il sentait physiquement combien tout ça lui manquait ce matin, en chassant cette envie de monter dans un train pour rentrer, et juste faire cesser cette sensation de vide.

Il ne savait pas comment les choses seraient, s’il reverrait un jour prochain ses frères et sa famille, ses montagnes qui plongent à pic dans la mer, ces champs qu’ils connaissait du bout des doigts, ce pays qu’il aimait tant avec ses couleurs contrastées. Il avait juste ce goût du manque qui donne à la salive un ton ferreux, une couleur sombre, l’épaisseur de l’angoisse qui monte et qu’on chasse en ravalant.

C’était pas prévu, tout ça.

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