3 – Paris sans nous (le lieu perdu)

Il a mal dormi, comme chaque fois que sa femme n’est pas là. Il est descendu très tôt prendre un café au bas de l’immeuble, sans doute incapable de se confronter à lui-même dans sa kitchenette. Les éboueurs sont passés, l’odeur a rempli la rue un instant puis s’est évaporée derrière les taxis et les vélos pressés de rentrer d’une soirée arrosée ou bien de filer au boulot avant tout le monde.

Il a remué entre ses doigts la petite tasse noire, chaude, posée sur une table ronde branlante. Il a poussé sous le pied, le petit carton plié en huit qui servait au sol à caler ce demi-centimètre manquant pour que son café tienne debout, tout comme sa vie peut-être. Et déjà il l’a cherchée des yeux, malgré lui, obsessionnellement, sur cette place parisienne qui pendant tant d’années a servi de décor à son histoire d’amour. Il a vu la fleuriste qui remontait son store à chaînes avec sa clé à tourniquet, cette sorte de bras en fer comme il n’y en a plus qu’à Paris ou dans les villages. Paris a cela en commun avec la province perdue, de garder trace d’un temps ancien, à travers ses balustrades en fonte noire, ses petites places en triangle à chaque coin de rue, ses écoles de filles et de garçons devenues mixtes depuis belle lurette, ses décorations murales des années soixante encore apparentes. De larges panneaux de bois avec du simple vitrage laissent entrevoir les vitrines des boutiques où tout à l’heure, les touristes embarqueront un petit bout de France dans leurs valises.

Il regarde cette chatte noire passer dans la rue, prête à embrasser le quartier qui se réveille. Il s’attarde sur cette femme dans l’immeuble en face qui se maquille rapidement devant le miroir du salon, passe à la fenêtre de la cuisine, ses enfants croquent une tartine, ils n’ont pas l’air d’avoir plus de 8 ou 10 ans. La femme fait glisser des manteaux sur leur bras dans un geste élégant et tendre. Il les retrouvera plus tard en bas de l’immeuble, il les avait déjà oubliés. Ça aurait pu être lui s’il avait réussi à construire quelque chose de moins bancale, avant qu’elle ne parte définitivement cette fois. Ils n’étaient pas prêts peut-être, ou au contraire c’était trop tard ? Les vies ici sont comme les rues, vastes et minuscules à la fois, pleines de promesses et souvent trop courtes pour être saisies dans leur ensemble, porche par porche, de toits gris en toits gris reflétant le ciel comme une pellicule de film muet, comme une pellicule de film muet où le piano incessant qui l’accompagne vous rend sourd à la fin. Immeubles haussmanniens cohabitant avec des bouges aménagés comme on peut pour y tenir au plus nombreux, halls bourgeois alternant avec des magasins de vente d’or au kilo, des dépanneurs, un traiteur libanais, une banque, une droguerie poussiéreuse installée ici depuis 1930 adossée au dernier spot de fringues à la mode qui changera dans trois mois, une cordonnerie devenue relais-colis et qui vend aux étudiants des cartes de téléphone pour l’international.

Il aurait pu comme cette femme, descendre nonchalamment avec ses gosses, ou même avec un chien qui sait, prendre la rue Lecourbe en se méfiant des trottinettes, il aurait écouté sa femme lui parler des projets de la journée ou des prochaines vacances. Ils auraient bifurqué rue Théophraste Renaudot pour longer le square Saint Lambert, faire pisser le chien ou déposer leur progéniture à l’école Camille Sée… Voilà qu’il s’imagine devenu père maintenant, tant de choses nous échappent quand on se quitte, on s’extrait d’un lieu qui plus jamais ne se vivra pareil, quand bien même on y revient un jour. Il regarde ce quartier qui dit tant de sa vie, sa vie se lit dans ces murs, dans ces cafés et ces portes d’immeubles à codes et leur va-et-vient incessant, sa vie se lit noir sur blanc, sa vie en négatif et ce qu’il n’avait pas saisit encore ici, il voit soudainement tous ces gens qui sont là autour de lui et il se lève, fait quelques pas furtifs sur le trottoir comme cette chatte croisée tout à l’heure, prêt à se décrocher de là, prêt à aller chercher ailleurs une vie nouvelle, une vie sans elle.

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