2 – Faire durer le temps imparfait

Le tavë kosi de ma mère inondait chaque dimanche la maison de son odeur d’ail et d’origan… Dans la carte des desserts du restaurant, je tente ce yaourt fermenté joliment présenté et je ferme les yeux. Les voix des gens attablés autour de moi m’arrivent sourdement. J’inspire doucement par le nez. Je cherche dans cette faible odeur de lait qui émane de mon petit pot en verre, à lui inventer des épices, à y mêler les effluves de viandes grillées qui traversent le restaurant. Un souvenir puissant se réveille et passe. Je regarde ces visages assis là, avec moi, dans cette ville au goût nouveau, et je souris, loin de mon pays.

Avant j’étais rwandaise. La vie est cruelle, elle s’impose autrement, violemment, alors que je ne suis pas prête. Elle me commande d’être une autre, ici et maintenant. J’obéis, je n’ai pas le choix. Je dois survivre et je veux trouver ma place dans ce nouveau monde.

Dans ma Normandie natale, terre d’abondance et de saisons changeantes, je traversais les saisons comme un animal heureux et naïf. Ici l’air sec écorche la gorge, se remplit de petits grains de poussière qui ne peuvent pas se poser au sol, il fait trop venteux pour cela. La saison unique réduit toutes les promesses de variations. Elle contraint le temps dans un instant figé et éternel. Je pense à une pluie douce dans ma bouche, mélancolique et délicieuse.

C’était ma ville, c’était ma vie, celle de mes parents et de mon enfance. Le train démarre, les roues grincent, le paysage défile doucement. Mon manteau beige me donne fière allure, je range une mèche derrière l’oreille en me regardant dans la vitre du compartiment. Je sors mon tube de rouge à lèvres, acheté pour l’occasion, et je le frotte pour la première fois sur mes lèvres. Je suis seule, je suis prête. Je suis entre deux mondes. Je suis libre.

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